De plus, il y a sans doute un ou plusieurs points de rupture, d'endroits où le texte perd sa continuité. C'est tout ce qu'il y a de plus normal : ce n'est pas un texte final, loin de là. J'aime bien fignoler mes textes, m'amuser avec les mots. Tant mieux si ça vous amuse aussi.
Tout
commence par une litanie de sacres qu'il serait inutile d'énumérer.
Même
si ce qui lui arrive ne ressemble en rien à ce qu'elle a connu les
autres fois, Carole sait qu'elle se dirige à toute allure vers un
sevrage carabiné. Peut-être à cause des sueurs froides qui ne lui
sont que trop familières. Toutes les sensations étranges qui
l'envahissent la font paniquer. Elle sait qu'elle hyperventile, mais
elle a perdu toute forme de contrôle. Sa tête veut éclater, sa
vision s'est embrouillée, elle tremble comme une narcomane en
manque. Elle est consciente d'hyperventiler, elle sait que c'est la
cause de ses étourdissements, mais elle a perdu toute forme de
contrôle.
Même
si elle sait très bien que c'est complètement inutile, elle ne peut
s'empêcher d'essayer de refaire en titubant le tour de tous les
endroits où
il pourrait rester une trace de poudre. Puis vient la rage. Les coups
de pieds dans les sacs d'ordures qui encombrent le plancher. La
nausée la submerge et la voilà qui vomit sur les décombres.
Elle
sent qu'elle tombe, puis plus rien. Personne n'a conscience de
convulser.
*
« Carole,
réveille-toi. » Serge a beau la secouer, l'engueuler,
l'asperger de claques sur la gueule. Rien n'y fait. Il ne comprend
pas où elle a bien pu se procurer l'héroïne pour se foutre dans un
état pareil. C'est toujours lui qui lui fournit sa drogue. Au
compte-goutte. Juste assez pour éviter une scène comme celle-la.
Merde, il réalise qu'il a plusieurs heures de retard et que Carole a
dû entrer en sevrage.
Pendant
qu'il s'éclatait au lit avec un partenaire d'une touche
exceptionnelle, la petite éclatait sur un mode bien différent.
Puis,
non, ce n'est pas possible, Serge n'a aucune idée de ce qui se
passe.
Serge
descend en courant porter sa dope chez un voisin fiable d'où il
compose le 911.
*
Les
policiers qui se présentent à l'appartement sont vite d'un calme
qui contribue à augmenter l'anxiété de Serge. Ils ont vite fait de
se faire une idée sur la situation.
L'état
de l'appartement, celui de la femme qui gît sur le plancher
s'appellent overdose.
Serge
a beau gesticuler en essayant de leur faire comprendre qu'elle doit
plutôt être en sevrage, le tableau est trop classique aux yeux des
policiers.
Appel
à la centrale.
« On
vient de trouver un coussin de vidanges. »
Dans
leur jargon, c'est le terme qui s'applique aux narcomanes retrouvés
dans le coma.
On
s'adresse à Serge :
« Comment
elle s'appelle ta copine?
- Ce n'est pas ma... elle s'appelle Carole Vogue. »
Non,
elle n'est pas fichée.
Non,
les gars ne la connaissent pas.
*
Les
ambulanciers arrivent, tout aussi calmes que les policiers.
Les
gars ont de l'expérience. Ça ressemble à un surdosage. Ils font
vite et bien, apparemment insensibles à l'âcre odeur de merde qui
se dégage quand ils déplacent la patiente inanimée.
*
À
l'urgence, Carole recevra quatre doses de Narcan avant que
l'urgentologue ne réalise qu'il fait fausse route.
Il
est pourtant convaincu que la patiente est narcomane malgré
l'absence de toute trace d'injection.
Intéressant.
C'est un beau cas. Il y a un défi à relever, une énigme à
résoudre. C'est pour les situations comme celle-la qu'il aime encore
faire de l'urgence.
*
Parmi
les premiers résultats du laboratoire, celui qui annonce une
grossesse l'incite à la fois à la prudence et à une approche plus
agressive.
Il
aurait bien aimé jouer tout seul ressentir la joie d'une résolution
rapide du problème, mais pour le bien de la principale intéressée,
il demande l'aide de différents collègues.
Surtout
que les convulsions viennent de recommencer.
*
C'est
comme ça que commence l'histoire de Julie. Un simple rapport de
grossesse positif, parmi des centaines d'autres, dans une salle
d'urgence où
sa mère, comateuse, ne connaît pas encore l'ampleur de ses
problèmes.
La
découverte de la tumeur cérébrale n'a pas posé de problème. La
nature et la localisation de cette tumeur sont favorables à la
chirurgie.
Bien
que Carole ait quelque peu récupéré ses esprits, elle n'est pas en
mesure de donner un consentement éclairé. La lourde machine
administrative se met en branle.
*
Pour
une fois, tous font diligence et Carole repose aux soins intensifs
chirurgicaux dans la paix la plus profonde.
Aux
yeux des neurochirurgiens, tout c'est passé pour le mieux même si
ce n'est que par les résultats que l'on peut juger du résultat
d'une chirurgie.
Pour
optimiser ce résultat, on s'affaire déjà à préserver l'intégrité
de la peau fragilisée par l'immobilité, à conserver la mobilité
la plus complète des articulations, bref la traiter avec une vision
inébranlablement positive de l'avenir.
*
Carole
a progressivement franchi toutes les étapes du retour à la
conscience, mais pour l'instant, elle considère que le coma était
un état beaucoup plus confortable.
À
part tous les thérapeutes impliqués, personne ne vient la voir.
L'absence
de Serge la surprend et la déçoit. Elle ne sait pas encore que son
corps
repose sur une civière de l'Institut médico-légal, ce qui lui vaut
de nouvelles
visites
de policiers. Elle répond avec franchise à toutes leurs questions.
D'une part, elle ne dispose d'aucune information qui puisse
les aider et puis, elle n'a pas grand chose à perdre dans toute
cette histoire.
*
L'équipe
multidisciplinaire s'est réunie.
Aucun
problème, un tour de table et tout le monde estime que Carole est en
mesure de recevoir la nouvelle.
C'est
toujours un défi de taille pour le médecin. Chaque fois est une
première fois. On ne sait jamais comment une femme réagira à
l'annonce d'une grossesse imprévue.
*
Le
docteur Lalonde est nerveux. Il l'est toujours dans de telles
circonstances et il considère qu'il ne serait pas normal de ne pas
l'être. Il lui faut laisser ses sentiments au vestiaire et avoir une
attitude rationnelle, sans être dénuée d'empathie.
« Bonjour
madame Vogue, comment allez-vous?
- J'irais sans doute mieux sur le bord d'une plage avec un drink dans les mains, mais ça s'endure.
- Parlant de drink, il va vous falloir être raisonnable pendant un fichu bon bout de temps.
- J'imagine. Après une chirurgie au cerveau l'alcool ne doit pas être recommandé.
- Il n'y a pas juste ça.
- Quoi donc?
- Vous souvenez-vous quand vous avez eu vos menstruations la dernière fois?
- Non, non, non, NON!!! »
Pas
besoin de lui faire un dessin, Carole a tout de suite compris. Elle
n'a jamais soupçonné qu'elle pourrait tomber enceinte. Elle a
toujours exigé que les hommes mettent un condom. Pas une seule fois
elle y a renoncé. Malgré l'alcool et la drogue, elle a toujours
gardé assez de conscience pour que cela ne se produise pas.
« Vous
savez qui est le père?
- Non et je ne veux pas le savoir.
- Vous n'avez malheureusement pas beaucoup de temps.
- Pour?
- Pour décider de ce que vous allez faire de votre grossesse.
- Je vais la poursuivre, c'est certain.
- Un instant, ce n'est pas si simple.
- Comment ça?
- L'échographie démontre que votre bébé n'est pas tout à fait normal.
- QUOI? Mais qu'est-ce qu'il a de pas correct?
- Pour l'instant tout ce que nous avons trouvé c'est que son œil gauche ne se développe presque pas.
- Qu'est-ce que ça veut dire?
- Dans notre langage, nous appelons ça une microphtalmie. L'enfant aura un très petit œil du côté gauche, un œil qui ne sera sans doute pas très utile pour sa vision.
- C'est un gars ou une fille?
- Vous voulez vraiment le savoir?
- Il me semble que si je ne voulais pas le savoir je n'aurais pas posé la question.
- C'est une petite fille.
- Ouache! C'est bien pire pour une fille.
- Ça ne change pas votre décision de la garder?
- Pas du tout. »
*
Carole
ne pratique pas de religion. Elle n'en reste pas moins croyante.
Croyante d'un dieu qu'elle a créé à son image. Un dieu grand-papa
gâteau qui, loin d'être tout puissant, pleure sur les malheurs de
ses petits-enfants. Un dieu que l'on prie non pas pour être exaucée,
mais pour être consolée. Un dieu qui aide parfois à éclairer la
frontière entre le bien et le mal.
La
question de l'avortement ne s'est donc jamais posée.
Pour
l'adoption, la réflexion a été plus laborieuse, mais puisqu'on
réussit à se convaincre de n'importe quoi, Carole a fini par se
convaincre qu'elle ferait une mère potable du moins la meilleure
mère possible pour son enfant. Quant au père, parmi la longue liste
des dégénérés pouvant prétendre à la paternité aucun des
figurants potentiels n'aura jamais de place auprès de la petite.
*
« Bonjour
madame, il y ici quelqu'un qui voudrait vous voir.
- Qui?
- Ce sont des bénévoles qui visitent les malades. Surtout ceux qui ne reçoivent peu de visiteurs.
- Et qu'est-ce qu'ils veulent au juste?
- Je ne suis pas certaine, mais je pense qu'ils font partie d'une secte. Mais il n'y a jamais eu de plainte contre l'un d'entre eux de sorte que leur présence est tolérée dans l'établissement. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'ils ne sont pas achalants. Si vous ne voulez plus les voir, ils vont vous laisser tranquille. »
La
première réaction de Carole est de refuser. Mais en même temps, la
perspective d'avoir quelqu'un d'anonyme à qui parler ne lui déplaît
pas.
« Qu'est-ce
que je peux bien avoir à perdre? ».
*
C'est
trop drôle. On dirait un curé et une bonne sœur des années
cinquante. À les voir débiter leur petit discours parfaitement
mémorisé, Carole s'amuse comme elle ne l'a pas fait depuis l'école
primaire.
Elle
écoute sagement leur verbiage sans y porter grande attention. Il y
a toutefois quelque chose qu'elle a retient. Ces gens-là sont prêts
à l'aider, voire même à l'accueillir dans leur communauté. Ils
ont sans doute des ressources. Elle pourrait possiblement être logée
et nourrie en échange de quelques courbettes. Une fille qui a connu
la rue n'est pas prête à renoncer facilement à une telle occasion.
Elle se prête donc à leur jeu, leur pose mille questions, simule un
grand intérêt pour leur congrégation, les évangélistins, et
surtout feint la plus grande naïveté. On la croirait presque vierge
et pure.
*
C'est
donc pour se rendre chez les évangélistins que Carole quitte
l'hôpital. Leur résidence, sise sur un énorme terrain entièrement
clôturé, se trouve à une cinquantaine de kilomètres des limites
de la ville. Le fait qu'elle ait plusieurs rendez-vous de suivi à
l'hôpital ne semble poser aucun problème. Au contraire, il est
évident que ces gens adorent se rendre utiles et éprouvent une
grande joie à l'idée d'avoir récupéré une brebis perdue avec
laquelle ils sont aux petits soins.
*
Chez
les évangélistins, Carole fait l'expérience d'une vie
quasi-monastique. On ne lui demande que de participer aux prières,
aux chants et de respecter un silence omniprésent régulièrement
rompu par la musique liturgique.
Compte
tenu de sa grossesse, bien des obligations lui sont exemptées de
même que des exceptions lui sont accordées.
Ainsi,
on ne la réveille pas pour les matines et les laudes. De même, s'il
est interdit de manger entre les heures de repas, il y a toujours un
petit gueuleton à sa disposition à la cuisine. Sa contribution aux
corvées est aussi limitée à sa plus simple expression.
*
Carole
est stupéfaite de réaliser que chez les évangélistins l'attention
est entièrement dirigée vers les évangélistes eux-mêmes plutôt
que sur les évangiles.
Matthieu,
Marc, Luc et surtout Jean occupent toute la place. Toutefois, un peu
comme s'ils étaient les Beatles, tous cultivent un culte pour leur
préféré.
*
Pour
Carole, le plus difficile est de tolérer un silence avec lequel elle
n'est pas familière. Il y a du silence partout. De l'extérieur,
seuls proviennent le chant des oiseaux. Dans les déplacements, dans
les gestes quotidiens, tous contribuent à réduire le niveau sonore.
À table, on ne parle que pour l'essentiel et encore, en chuchotant
quand les gestes ne suffisent pas.
Le
seul endroit où
on peut parler et où le dialogue est même encouragé s'appelle,
sans grande originalité, le parloir.
*
Les
communications avec l'extérieur sont limitées à leur strict
minimum.
Pas
de radio, de télévision, d'ordinateur. Pas de journaux, ni de
revues non plus. Par contre on retrouve des livres hagiographiques à
profusion partout dans la maison.
Le
seul téléphone se trouve dans le bureau de la direction et n'est
utilisé que pour gérer les urgences et les besoins de la maison.
Pour les communications personnelles, le courrier est l'unique
possibilité dans la mesure où l'on accepte que celui-ci soit ouvert
à l'entrée comme à la sortie.
*
Sachant
que sa présence y est appréciée Carole se rend au parloir presque
chaque jour, toujours à la même heure parce que ses « habitués »
se plaignaient de son horaire irrégulier. À tous les jours, tous
ceux qui ne sont pas de corvée l'attendent pour entendre ou
ré-entendre son histoire et lui poser mille questions. Même en son
absence elle ne demeure le principal sujet de conversation.
Il
y a des heures ouvertes à tous et d'autres réservées aux couples
mariés et aux membres du clergé. Ces heures où
les sujets les plus intimes sont abordés ne sont pas sans influence
majeure sur la sexualité de la communauté. Pour maintenir
l'intérêt, quand il le faut, Carole embellit, invente, soupire ou
adopte une position qui exprime mieux le sujet de ses propos propices
aux fantasmes.
Elle-même
se laisse prendre au jeu et les sessions salées, comme elle les
appelle, suscitent en elle des tensions qu'elle n'hésite pas à
soulager dans l'intimité de sa chambre dont l'insonorisation est
parfaite. Du moins depuis que le médecin l'a assurée que c'est
absolument sans danger pour le bébé. Cela lui permet de maintenir
un niveau de santé mentale minimal car il n'est pas question de
recruter un ou une partenaire parmi les adeptes. Ce qu'elle déplore
quand même un peu, parce que d'une part elle n'a que peu
d'expérience avec les femmes et, d'autre part, qu'il y a dans la
communauté, une autre Carole qui suinte la sensualité et qui a un
regard particulièrement coquin. Dommage!
*
Heureusement,
les croyances de la communauté sont compatibles avec au moins une
partie de la médecine moderne. Si on espère qu'elle pourra
accoucher à la « maison » assistée par une sage-femme,
on accepte de l'amener à l'hôpital si tout ne se passe pas comme
prévu.
Carole
laisse couler paisiblement les jours euphorisants de sa grossesse.
Elle adore être enceinte, elle adore sentir sa fille bouger dans son
ventre, elle adore la joie anticipée de découvrir son joli minois
tout frippé par la naissance.
Elle
n'en demeure pas moins un peu perplexe devant tous les changements
qui surviennent dans son corps. Ses seins ont augmenté de volume et
sont maintenant sillonnés de trajets veineux. Il lui faut s'adapter
au volume croissant de son abdomen qui entraîne des modifications de
sa démarche. Elle a l 'impression de désormais se déplacer
comme un canard, surtout dans les escaliers.
Mais,
à l'heure d'accoucher, on apprend que la petite se présente par le
siège et qu'elle devra naître par césarienne.
La
nouvelle attriste la communauté et alimente bien des conversations.
Plusieurs y voient déjà la trace d'un sentiment divin qui exprime
un mécontentement face aux antécédents de Carole qui lui méritent
de le châtiment de ne pouvoir transmettre la vie naturellement,
parmi les siens.
Carole
pour sa part, voit les choses d'un bon œil. La cicatrice se situera
sous le niveau d'un maillot décent. Et surtout, surtout, les
douleurs de l'accouchement lui seront épargnées. Elle sera en
pleine forme pour accueillir sa fille et l'allaiter dès les
premières minutes.
*
La
chirurgie se passe sans le moindre incident, mais c'est à ce
moment-là que la réalité rattrape la mère et son passé. Le
fameux châtiment divin est plus lourd que prévu.
Carole
est désemparée, immédiatement envahie par la culpabilité. Son
bébé n'est pas tout à fait normal. On ne lui présente pas tout de
suite. On l'amène même loin d'elle pour évaluer sa condition.
*
Pendant
qu'on la prive de sa fille, une psychologue cherche à lui expliquer
ce qui se passe. Parmi tous ses mots, Carole en retient un en
particulier : malformation. Tout le reste lui indiffère.
« Mais
quelles malformations! Je veux la vérité.
- La vérité, on ne la connaît pas encore. Les médecins examinent votre enfant pour faire un bilan. On ne vous cachera rien, je vous le jure. Mais vous devez vous attendre à un choc.
- Quel choc!
- Le médecin vous en parlera quand il aura complété l'examen.
- Les malformations, c'est de ma faute.
- Même les plus vertueux des parents ont parfois des enfants qui ne sont pas tout à fait normaux.
- Oui, mais moi j'ai fait la folle.
- Mais rien ne vous dit que si vous n'aviez pas fait la folle comme vous dites, la même chose ne se serait pas produite. »
*
Malgré
tout, les yeux et les nerfs de Carole sont gonflés à bloc quand
enfin on lui amène la petite Julie.
Le
médecin qui s'approche porte l'enfant dans ses bras. Son visage est
encadré par de longs cheveux blancs et éclairé par de magnifiques
yeux bleus. Carole, peut-être à cause de son séjour dans un
monastère, lui trouve l'air d'un saint plein de compassion.
« Bonjour,
je suis le docteur Beaulieu. Je suis néonatologiste, c'est moi qui a
examiné votre bébé. Au fait, vous lui avez donné un prénom?
- Oui, elle s'appelle Julie.
- Bon, les nouvelles sont bien moins pire que ce les apparences suggèrent.
- Qu'est-ce qu'elle a, ma Julie?
- Essentiellement, un œil qui ne s'est pas développé comme il faut.
- Vous voulez dire qu'elle n'a qu'un œil?
- Non, mais elle en a un qui est vraiment plus petit que l'autre.
- On ne pourrait pas l'opérer?
- Malheureusement pas. Mais attendez, je n'ai pas fini.
- Quoi d'autre? Demande Carole la voix enrouée par l'anxiété.
- Ça, c'est la bonne nouvelle. Rien. Souvent quand une enfant a un défaut de fabrication, il y en a d'autres. Pas pour Julie. On a fait un bilan sanguin, échographique, tout semble tout ce qu'il y a de plus normal. Êtes-vous prête à la prendre?
- Je pense, oui. »
*
Carole
s'attend au pire, mais ce qu'elle voit dépasse le pire.
Sa
première réaction la stigmatisera à jamais : « Mais
elle est bien laide! »
Et
c'est malheureusement tout ce qu'il y a de plus vrai.
Bien
que le reste de son visage soit techniquement normal, il ne comporte
rien pour consoler une mère.
Un
nez tordu, des oreilles en parenthèses entre une bouche qui semble
vouloir traverser tout ce petit visage difforme.
Laide
elle est, laide elle restera. Il ne lui restera qu'à se chercher un
partenaire stable du côté de l'Institut des aveugles, mais ça,
c'est pour plus tard.
*
« Mon
dieu, pauvre enfant! » Toute la communauté avait été
prévenue, par ceux qui étaient allés les visiter que la petite
était affreusement laide. Avant même de l'avoir vue, tout le monde
y voyait la confirmation de la colère divine. Il s'en trouve même
pour remercier le seigneur qui a eu la miséricorde de lui sauver la
moitié de la face.
Les
conversations font rage, la petite n'est pas la bienvenue parmi eux,
il faut qu'elles partent.
Le
silence, Carole a appris à le comprendre et à l'interpréter. On ne
lui montre pas la porte, mais le rejet est tangible. Tout le monde
quitte le parloir quand elle si présente. Personne pour jeter un
regard sur le monstre satanique.
*
La
rencontre avec la direction est simple et sans surprise.
On
l'amènera chaque jour à la bibliothèque municipale pour qu'elle se
trouve, dans les meilleurs délais, un nouveau domicile. En
attendant, elle prendra ses repas dans sa chambre et n'en sortira que
lorsque strictement nécessaire.
*
La
travailleuse sociale à qui le dossier est confié s'évertue à
trouver un logement qui conviendrait à la mère et à l'enfant tout
en respectant leurs minces revenus. Malgré toute la compassion
possible, ce sont les occasions qui manquent.
*
De
son côté, Carole cherche un petit coin tranquille quelque part dans
le nord, probablement un petit village minier où les hommes
pourraient être moins tentés de courir la galipote. Un endroit où
elle pourrait se loger pour pas trop cher. Loin des tentations. Un
endroit où
sa fille ferait partie du paysage sans se faire dévisager
constamment, elle qui l'est déjà tellement. Bien sûr, on lui
donnerait un nom que les enfants ne se gêneraient pas pour lui crier
au visage, mais elle imagine qu'elle s'y habituerait ou, du moins,
qu'elle s'y résignerait.
Elle
a la chance de tomber rapidement sur une annonce à La Palissade, un
endroit dont elle n'a jamais entendu parler, mais où l'on annonce un
logement attrayant.
Par
pure charité, la direction consent à défrayer les coûts d'un
appel interurbain. Un seul.
« Oui,
monsieur Michel Tremblay s'il vous plait.
- Oui, mais appelez-moi Moustique comme tout le monde. Richard Tremblay ça ne me ressemble pas pantoute.
- J'appelle pour le logement.
- Pour le logement? Qu'est-ce que vous voulez venir faire par icitte? Êtes-vous dans le trouble?
- Pas du tout. Je viens tout juste d'accoucher. La petite n'a pas de père et je ne veux pas l'élever en ville.
- Écoutez moi bien ma petite madame, ce n'est pas les gars tous seuls qui manquent par chez nous. Mais moi, j'chu déjà pris. Vous êtes pas juive toujours? »
La
conversation se prolonge bien un peu, mais monsieur Michel Tremblay
dit Moustique finit par l'accepter comme locataire et l'attendra à
la gare jeudi. « Pas de trouble, une femme avec un bébé, y va
y en avoir rien qu'une à la gare jeudi! ».
La
direction est bien contente. On va quand même faire bénir à
nouveau toute la bâtisse, juste pour être certains.
*
Dès
les premiers jours, Carole se surprend à s'attacher à son enfant.
À, déjà, oublier une laideur dont elle se sent tellement
responsable. À adorer l'allaitement, elle qui a toujours été si
charnelle. À partager son lit avec elle. À changer des couches qui
ne sentent même pas mauvais.
Définitivement,
la perspective devenir une bonne maman lui permet de devenir une
meilleure personne. Elle se découvre une patience dont elle ne
soupçonnait pas l'existence. Sans trop réaliser que son petit
laideron est un bébé remarquable. Silencieux. Un œil en perpétuel
mouvement, jamais assez grand pour voir tout ce qu'y échappe à
l'autre. À chaque jour comme si tout était nouveau. L'autre œil
s'est tourné vers l'intérieur. Mystérieux à souhait.
Carole,
de sa voix rauque, chante toute la journée des chansons échevelées
dont elle adapte les paroles à ses activités quotidiennes.
*
La
Palissade. Ce n'est même pas le terminus. Difficile à imaginer que
l'on puisse s'enfoncer davantage dans le paysage.
Sur
le quai de la gare, si elle n'a aucun mal à repérer Moustique, elle
en a beaucoup plus à masquer son hilarité. Moustique n'atteint son
mètre soixante qu'à l'aide de bottes de cowboy qui lui vont
jusqu'aux genoux et qui semblent beaucoup trop grandes pour lui et
qui lui donnent une démarche chaloupée irrésistible.
« Bonjour
ma p'tite Carole. Mais vous êtes dont ben belle. Il faut vous
accoutumer, ici on dit les affaires comme elles sont. J'peux tu voir
votre bébé?
-Oui,
mais je vous préviens elle, elle n'est pas belle.
Ayoye,
c'est vrai qu'elle n'est pas belle tout d'suite. J'vous comprend de
pas avoir gardé le père. »
Moustique
s'avère un véritable moulin à paroles.
« Bon,
c'est ben simple. Ici y'a quatre buildings. Rien que des gars. Rien
que des célibataires. J'vous dit que quand le train du vendredi
arrive avec les filles de la ville le vendredi, y'a un moyen brassage
d'hormones là-dedans. Les trois buildings après, c'est pour les
familles. C'est là que vous allez rester. J'pense ben que vous allez
être la seule mère célibataire. Les autres retournent toutes d'où
y viennent. Pis les deux derniers buildings au fond, c'est pour les
couples pas d'enfants. On n'a aussi trois femmes célibataires qui
logent là. Y s'en tricote pas ben ben des enfants par icitte. On a
d'la misère à garder l'école ouverte. C'est pour ça que je vous
ai acceptée. Elle va aller à l'école au moins votre fille? ».
*
L'appartement
est bien trop grand. Toutes les pièces sont immenses avec trois
chambres fermées. Malgré le jour qui s'achève, la lumière semble
pénétrer de partout.
Les
meubles ne sont pas neufs, mais tous en excellente condition.
« Mais
c'est bien trop grand!
- Vous pouvez pas faire votre difficile ma p'tite madame. C'est tout ce que j'ai à vous offrir. Pis vu que j'ai vu que vous aviez rien qu'un p'tite valise, je vous ai fait apporter un kit de départ. On n'en voit ben des gars qui arrive icitte le ventre vide, mais pas une maudite assiette pour manger. Pour la bouffe, il faut aller chez Bilbo. C'est dans le sous-sol du building A. Officiellement, ça ouvre à six heures le matin pour les gars qui reviennent de la mine pis ça ferme à onze heures, mais d'habitude, ça reste ouvert jusqu'à minuit ou même plus tard. Pour les couches, pis les affaires de femmes, il faut aller à la pharmacie. Ici, les commerces ne peuvent pas faire trop de compétition. Pas de bouffe à la pharmacie, pas de couches chez Bilbo. De même, tout le monde est content. Pour tout le reste, y'a le magasin général qui fait aussi boulangerie. C'est eux qui fournissent le pain, les gâteaux pis les tartes chez Bilbo. Vous allez voir ici tout le monde s'arrange ben. Pour à soir, vous êtes invitée à manger chez nous. Ma femme donne pas ça place comme cuisinière, pis vous, pour une femme qui vient d'accoucher vous pourriez être un p'tit peu plus dodue que ça vous ferait pas de tort. A pis j'oubliais, pour la lingerie et la literie on vous a accommodée, mais quand vous aurez acheté vos propres affaires, vous n'aurez qu'à me mettre les draps pis les serviettes dans un sac à poubelle pis à me le remettre personnellement pour pas que ça se retrouve dans les vidanges.
- Merci beaucoup. Je ne suis pas installée pour me cuisiner quoi que ce soit, mais c'est vraiment gênant d'accepter votre invitation.
- On n'est pas en ville ma p'tite dame. Y'a dpas grand place pour la gêne par icitte.
- Bon, d'accord alors. Et surtout, merci beaucoup.
- Je r'viens vous chercher dans une heure. S'tu correct?
- Parfait, mais j'ai rien à apporter.
- Ça s'ra pour le prochain tour. »
*
D'accord,
ce n'est pas la grande société, mais l'atmosphère est des plus
cordiales.
Aline,
l'épouse de Moustique, est encore plus petite que lui. Par contre,
elle est bien enveloppée et sa blouse peine à contenir tout ce qui
lui est proposé. À sa façon, elle est au moins aussi spectaculaire
que son mari. Surtout à cause de son épaisse chevelure d'un blond
cendré qui s'accumule sur sa tête comme un soufflé surmonté d'un
petit chapeau de cowboy rouge vif retenu par une cordelette bien
ancrée entre deux mentons. Heureusement Aline fait preuve d'une
grande modération tant au niveau des parfums que du maquillage.
Carole
commence à se demander si tout le village est peuplé de tels
énergumènes tout en devinant bien que ce n'est pas possible. Il
doit bien y avoir du monde ordinaire en quelque part.
*
L'horaire
de la journée s'annonce des plus chargés.
Priorité
numéro un : mettre quelque chose dans le réfrigérateur. Les
calories qui lui sortent à profusion par les seins, il faut bien
qu'elle les récupère quelque part.
Direction :
chez Bilbo.
*
Il
y a peut-être des gens ordinaires à La Palissade, mais ce n'est pas
chez Bilbo qu'on les rencontre. Tout est aménagé en accord avec
l'univers de Tolkien. On se croirait dans une caverne si sombre qu'il
faut aux yeux quelques secondes pour s'adapter. Avec, en vedette,
monsieur Bilbo lui-même. Du haut de son mètre cinquante, la fierté
du maître des lieux, habillé en hobbit, est resplendissante.
« Bonjour
ma précieuse. Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous à matin?
- Pas grand chose, malheureusement. Je n'ai pas beaucoup de sous sur moi. Il faut que je passe à l'assistance sociale quand ça sera ouvert.
- Pas de problème, ma précieuse. Ici votre crédit est bon.
- Mais vous ne me connaissez même pas!
- Vous habitez dans place, ça fait que vous avez droit au crédit comme tout le monde. Pis je charge pas d'intérêt. Quand le monde oublie, j'envoie Moustique pis tout s'arrange. Depuis que je suis ouvert, c'est peut-être arrivé trois, quatre fois que j'sois pas payé. Mais attendez, vous ne connaissez pas la place, je vais vous mettre un peu plus de lumière. »
Maintenant
qu'elle y voit un peu mieux, Carole constate que l'épicerie est
beaucoup plus grande qu'il ne lui a paru en entrant. Les tablettes
débordent, mais tout est d'une propreté impeccable. Malgré l'offre
de crédit, Carole est parcimonieuse dans ses achats. Même le thé
devra attendre.
Quand
elle se présente à la caisse, Bilbo réagit.
« Ben
voyons ma précieuse. Vous ne voulez pas tout un pain, vous allez
avoir de la perte c'est sûr. »
Tout
est organisé en fonction des nombreux célibataires , « Rien
que des gars qui ne savent pas faire à manger » et des
familles. Ainsi le pain est emballé par paquets de quatre ou six
tranches, soit ovales, soit carrées. « Imaginez-vous qui y en
a qui chialaient à cause de la forme du pain! Des maudits grands
bébés. Pis la boulangerie livre six jours par semaine. Tout est
toujours frais, pratiquement du jour. »
Puis
Bilbo s'empare d'un panier : « Attendez, j'va vous
préparer un kit de bienvenue. Vous avez même pas pris de
café!
- Parce que j'en bois pas.
- Parce que j'en bois pas.
- Du thé, d'abord?
- J'aime bien le thé, mais je ne sais pas si ça rentre dans mon budget.
- On va vous l'étirer votre budget, nous autres, ma précieuse. Y s'ra pas dit que Bilbo aura laissé une p'tite mère dans le besoin.
- Ça me met mal à l'aise.
- Vaut mieux être mal à l'aise que de se passer de nourriture. Surtout avec un bébé d'in bras. Ici y'a des plats préparés d'avance. Au cas où vous seriez pas trop forte sur la cuisine. Ça change tout le temps, mais des cretons pis de la tête fromagée, ça y'en a tout le temps. »
Quand
vient le temps de quitter, il y a deux grands sacs pleins sur le
comptoir.
« Je
vais en prendre un tout de suite et je reviendrai chercher l'autre
tout de suite après. Au fait, combien je vous dois?
- Pour les sacs, je vais envoyer Gérard vous les porter.
- J'habite...
- Je l'sais très bien où vous rester. Je vous gage que même Gérard le sait.
- D'accord, mais pour la facture?
- Ça va vous faire un gros cinq.
- Mais voyons monsieur Bilbo, il y en a pour au moins dix fois plus!
- Bon d'abord, commencez par décoller le monsieur de mon nom. Je m'appelle Bilbo, juste Bilbo. Pis après, je vous ai dit que je vous faisais un kit de départ, en fait un kit d'arrivée, mais la prochaine fois, je vous charge le plein prix. En tout cas, presque.
- Alors, merci Bilbo. À date je ne regrette pas d'être venue ici. Les gens sont super-sympathiques.
- Pas tout le monde, ma précieuse, pas tout le monde. Y'en a qui vont vous regarder avec des gros yeux. Si vous voulez savoir qui, allez à la sortie de la messe. »
Faites
pas trop attention à lui. C'est comme le fou du village. Yé ben de
service, mais y bave tout le temps. Quand il ira chez vous,
donnez-lui ce sac de bonbons sinon y vous lâchera pas tant que vous
ne lui aurez pas fait un gros câlin.
*
Carole,
toute athée qu'elle soit, se sent bénie des dieux. Elle n'a
certainement pas mérité toute cette gentillesse qui lui tombe du
ciel. Et ne peut s'empêcher de craindre que bientôt quelqu'un crève
sa bulle.
Mais
ce ne sera pas ce matin. En plus d'être belle et sculptée comme une
déesse, la travailleuse sociale est d'une gentillesse incroyable.
Elle
connaît toutes les ficelles comme si elle les avait tissées
elle-même.
Un
supplément par ci, un supplément par là, Carole se retrouve avec
un budget qui dépasse ses attentes. C'est quand même moins que ce
qu'elle pouvait gagner dans une soirée...avant, mais cela suffira
largement à combler ses besoins d'autant plus que le loyer est des
plus raisonnables.
La
travailleuse sociale lui a même suggéré d'offrir ses services
comme gardienne. Le cinéma local a fermé ses portes, vaincu par
tous les services offerts par l'internet, mais la municipalité a
décidé de conserver ce bijou architectural et de l'adapter pour en
faire une salle de spectacles. On ne s'attend pas à pouvoir y
inviter les Rolling Stones, mais ce ne sont pas les jeunes talents
qui manquent.
*
Sa
petite Julie, une enfant si peu exigeante qu'on dirait parfois une
poupée dévisagée, elle la présente comme son enfant handicapée.
Ce qui à première vue peut sembler cruel n'en reste pas moins des
plus efficaces. Le bon peuple accepte plus volontiers le handicap que
la laideur.
Sans
faire trop de bruit, sans prendre trop de place, la mère et l'enfant
s'intègrent tranquillement à leur nouvelle vie quotidienne.
Quelqu'un,
elle ne saurait même plus dire qui, lui a prêté un carrosse et
Carole se promène « en ville » avec sa fille.
La
Palissade se divise en deux secteurs bien distincts. La Zone, là où
elle habite, le secteur locatif et le Village où pratiquement tout
le monde est propriétaire. Il n'y a pas d'animosité entre ces deux
secteurs, au contraire la cordialité fait partie du quotidien, mais
on sent quand même une différence. L'esprit communautaire est
répandu, les commerces ont presque pour politique d'offrir des
escomptes aux gens de la Zone. En revanche, quand quelqu'un a voulu
ouvrir un salon de coiffure dans la Zone, les clients sont restés
fidèles à celui du Village et la propriétaire a rapidement dû
fermer boutique.
De
même, Carole ne rencontre que gentillesse lors de ses promenades.
L'information a circulé et personne ne demande à jeter un coup
d'oeil sur la petite Julie.
*
Le
temps passe et Carole vit comme si elle avait prononcé des vœux de
chasteté. Les gars à qui Carole donnaient des chaleurs ont compris
qu'elle ne partagerait pas les siennes avec eux.
Pour
Carole, cette vie d'abstinence est pénible. Ce n'est pas de sa
faute, elle aime les relations sexuelles. Mais si elle commence ça
ici, sa vie va chavirer encore une fois. D'autant plus que La
Palissade a son lot de narcomanes et qu'elle pourrait les rejoindre
en moins de temps qu'il lui en faudrait pour enlever sa culotte.
*
Les
jours passent et Julie les vit comme si elle avait mémorisé un
bouquin de pédiatrie. Les dents se pointent à l'âge prévu. Sa
croissance suit les courbes et Carole s'en réjouit. S'il faut en
croire les projections Julie, devrait atteindre son mètre soixante.
Il ne lui manquera donc que sept ou huit centimètres pour rejoindre
la moyenne, ce qui ne devrait pas la troubler face à ses autres
problèmes.
La
première surprise est l'acquisition du langage. De ce côté-là,
pas de doute, elle déjoue carrément les prévisions et devance
allégrement la majorité des enfants de son âge même si elle
accuse un retard sur le plan moteur et ne commence pas à marcher
avant d'avoir atteint son dix-huit mois alors que pendant toute la
journée, on l'entend discourir de sa petite voix couacquante,
sermonnant sa doudou ou lui faisant des confidences qui ne seront
jamais trahies.
Malheureusement,
lorsque les sons cèdent leur place aux mots et l'enfant exprime avec
aisance le fond de sa pensée : « Julie, pas belle! »
On
n'a pas fini de l'entendre celle-là.
*
Julie
n'aime pas les poupées. Elles sont belles, elles. Elle préfère de
loin jouer avec sa doudou qui abrite une amie imaginaire, Med, un nom
probablement tiré du mot remède, une amie qui est gentille et
drôle. Qui invente plein d'histoires et de coups pendables. Qui
accepte de toujours perdre à tous les jeux parce que Julie n'aime
pas perdre. Elle ignore les défis qui l'attendent.
*
Carole
adore être maman. Elle qui, tout comme sa fille, n'a jamais joué
avec des poupées, préférant les motos et les figurines de
militaires.
Elle
attribue aux hormones tous les changements qui sont survenus dans sa
vie.
Il
lui arrive encore de penser à la drogue, aux maudits bons moments
qu'elle procure. Des souvenirs qui persistent, mais un besoin qui
s'est évaporé.
Persistent
des élans libidineux et un besoin de tendresse si rarement comblé
par les hommes qui ont utilisé son corps sans y laisser d'affection.
L'homme
qui lui manque vraiment, c'est celui qui serait un père pour sa
fille. Sa fille qui répète encore qu'elle est n'est pas belle.
Elle
a bien consulté le médecin du village, le docteur Lampron qui
semblait aussi démuni qu'elle devant son problème.
Selon
lui, il ne faut pas s'opposer à Julie quand elle affirme qu'elle est
laide, parce que c'est une réalité qui ne changera pas et à
laquelle il vaudrait mieux qu'elle apprenne à s'adapter le plus tôt
possible.
Chaque
fois que la petite répète qu'elle est laide, il suggère à Carole
de simplement dire : Julie est... en variant les adjectifs
positifs sans jamais dire qu'elle est belle, jolie, mignonne, etc...
*
Cette
stratégie fonctionne assez bien, jusqu'au jour où
Julie lui demande : « Maman, Julie est laide? ».
Le
coup lui porte au cœur et la fait paniquer. « Maudite
marde! ».
Elle
n'a pas prévue qu'un jour Julie lui poserait cette question. Elle
n'a pas préparer de réponse pour sa fille qui s'impatiente déjà.
« Oui,
hein? Tu le sais.». Une grosse larme coule sur sa joue et au moment
où elle se
retourne pour s'enfuir, Carole réussit à lui mettre la main au
collet puis à la serrer contre elle même si elle se débat comme un
animal piégé.
« Non,
ma pinotte, maman ne trouve pas que tu es laide même si ton visage
n'est pas comme celui des autres. Maman t'aime autant avec ce
visage-là qu'avec n'importe quel autre. Plus même, parce que maman
sait que ce n'est pas facile de ne pas être comme les autres.
- J'aime pas ça être pas belle.
-
Il n'est jamais trop tôt pour apprendre ça, ma pinotte. Mets-toi
bien ça dans la tête et que ça n'en ressorte jamais : la vie
n'est pas juste. »
Oups!
Là elle vient d'ouvrir une porte qui aurait peut-être due rester
fermée encore quelque temps. Julie ne bouge plus. Carole a
l'impression d'avoir un peu tuer son enfance. On peut lire la
stupéfaction sur le visage difforme de la petite.
« Qu'est-ce
que t'as fait pour que ça l'arrive? »
La
question ne fait qu'amplifier le malaise qui s'est emparé d'elle.
Elle prend le visage de sa fille entre ses mains et la regarde droit
dans les yeux :
« Écoute
ma pinotte. Maman ne peut pas tout te dire, mais avant que tu viennes
au monde je n'étais pas gentille et je faisais plein de mauvaises
choses.
- C'est pour ça que papa est parti?
- Non, non. Ton papa ne sait même pas que tu existes.
- C'est qui, mon papa?
- Tu es trop petite pour comprendre ça, mais même moi je ne le sais pas.
- Comment ça?
- Dans ce temps-là, maman avait beaucoup, beaucoup d'hommes dans sa vie.
- Ça veut dire que je n'aurai jamais de papa?
- Ton vrai papa, non. Mais maman est plus gentille maintenant. Elle ne fait plus de mauvaises choses. Peut-être qu'un jour maman va rencontrer quelqu'un.
- Moi j'ai pas besoin de quelqu'un de plus pour me trouver laide. »
La
petite a recommencé à pleurer, tout doucement. Carole aussi.
« Je
te demande pardon, ma pinotte. Je te demande pardon. ».
*
Curieusement,
Julie socialise facilement tant avec les enfants de son âge qu'avec
les adultes.
Elle
ne donne pas l'impression de se sentir laide. Mais à l'intérieur,
c'est un fait qu'elle n'oublie jamais. Je suis laide donc pour être
aimée, je dois être plus fine que les autres.
Alors,
elle essaie d'être gentille, ne se faire oublier, de demander le
moins possible et surtout d'aider sa maman chaque fois qu'elle le
peut.
Dans
ses rêveries, pas de place pour un prince charmant. Elle met de côté
tous les rôles où
les gens la verraient. Brillante comme elle l'est, elle sait déjà
que sa laideur est un crime qu'on ne lui pardonnera jamais. Elle
essaie de ne pas penser que c'est la faute à maman, mais bien celle
de son père qui est parti sans même la voir.
L'entrée
à l'école se fait sans trop de remous. La plupart des enfants l'ont
déjà vue, elle qui parcourt constamment le village en compagnie de
sa mère. Elles ont, auprès des enfants du moins, une réputation de
quêteuses. Parce que partout, les autres mamans leur donnent des
choses. Même si Carole refuse la majorité de ce qui leur est offert
et qui lui permettrait de nourrir et vêtir une douzaine d'enfants,
même si ces « cadeaux » ne sont le plus souvent qu'une
expression de remerciements pour tous les services qu'elle rend, ce
n'est pas sur les faits que les réputations sont établies.
L'adaptation
à l'école se déroule facilement. Julie, sans lutter pour être
première de classe, n'est jamais bien loin des meilleurs.
Et,
bien entendu, elle adore son professeur. Celle-ci a su surmonter sa
répulsion et reconnaître sous le masque qu'elle porte, l'enfant
fragile et talentueuse.
Bien
sûr, il arrive parfois que quelqu'un, le plus souvent sans la
moindre raison, l'appelle « Julie-la-laide », mais ce
sont les autres élèves qui leur font des reproches de sorte que
Julie n'est plus simplement que Julie.
Elle
suit l'exemple de sa mère et cherche à la fois à se rendre utile
et à se faire oublier.
De
sorte que de son passage à l'école primaire, il n'y a pas grand
chose à dire.
*
C'est
pendant l'été qui précède son entrée à l'école secondaire que
les difficultés commencent à surgir. D'abord, les premiers signes
de la puberté finissent enfin à se produire. Bien des filles de son
âge ont déjà des seins. Elles font de leur mieux pour que personne
n'ait à deviner qu'elles portent un soutien-gorge. Plusieurs font
état publiquement de leurs menstruations. Et surtout, surtout, elles
commencent à s'intéresser aux garçons qui, eux, semblent plus
intéressés par leurs atouts qu'aux filles elle-même.
Julie,
elle, se tient nue devant son miroir. C'est à peine si son pubis
porte les marques d'un petit duvet. Quant à ses seins, avec un peu
de bonne volonté, on voit qu'ils s'efforcent de leur mieux de
bourgeonner, mais que, jusqu'à maintenant, leurs efforts sont
pitoyables. C'est par les lésions d'acné qui attaquent son visage
que l'on sait que son adolescence commence.
Laide,
et boutonneuse, Julie ne le prend pas. Trop c'est trop. Elle vit
enfermée dans sa chambre, renfrognée, agressive avec sa mère. La
perspective de devoir aborder le nouveau-monde, celui de l'école
secondaire dans de telles conditions lui semble insurmontable.
Cette
fichue école se trouve à Signet, une ville modeste, mais quand même
plus grande que La Palissade et où elle n'a jamais mis les pieds, où
personne ne la connaît.
Les
déplacements en autobus sont déjà un irritant prévisible, mais
Julie n'a pas besoin de consulter le tarot pour prévoir la commotion
que son visage produira auprès de tous ces inconnus plus que
disposés à se moquer d'elle et de son visage pourri.
Sans
compter son nouveau fardeau. Depuis quelque temps, son dos a commencé
à se voûter. L'épaule gauche, particulièrement l'omoplate, semble
vouloir saillir alors qu'à droite elle semble s'affaisser. Et comme
si cela ne suffisait pas, ce ne sont pas ses seins qui poussent,
enfin oui quand même un peu, mais surtout sa poitrine qui s'arrondit
et prend progressivement la forme d'un tonneau. Laide, bossue,
difforme, elle a écopé de la totale.
« Bon,
c'est sûr, on va se moquer de moi. Mais comment devrai-je réagir?
Je ne peux quand même pas me fâcher contre tout le monde, me
montrer agressive. Cela ne ferait qu'amplifier le problème. Alors
quoi? M'enfermer dans une tour d'ivoire et minimiser mes contacts
avec les autres à un strict minimum tout en faisant de mon mieux
pour ignorer les insultes qui ne manqueront pas. Au pire aller, ce
pourrait être la moins pire des solutions. J'appellerais ça la
stratégie du char d'assaut. Mais l'idéal serait de pouvoir me tenir
avec une ou des personnes qui seront, elles aussi, rejetées par le
majorité, à condition, bien sûr, que je puisse me faire accepter
comme je suis parce qu'à n'en pas douter, je serai la pire des
pires. » Comme si Julie écrivait sa propre histoire, ses
prévisions allaient s'avérer exactes.
*
Le
docteur Lampron est sympathique, mais apathique. Julie devrait être
référée à des orthopédistes qui soigneraient adéquatement sa
xyphose. Mais il semble croire que cela causera bien de la douleur et
des soucis. On l'entend presque penser : « D'autant
plus qu'avec le visage qu'elle a... ».
Pour
Julie, ce n'est pas évident : choisir entre être laide et
bossue ou simplement laide n'est pas de tout repos.
Ce
qui emporte sa décision, c'est la perspective d'avoir a subir
chirurgies et traitements. Pendant ce temps-là, elle ne sera pas à
l'école. Puis, elle risque de s'attirer un peu de pitié plutôt
qu'être un objet de pur mépris.
Alors,
elle est prête à secouer l'inertie du docteur Lampron pour qu'il
s'occupe de son transfert en orthopédie.
((Alors
qu'elle pourrait rêver d'être un jour enseignante ou même
docteur, c'est téléphoniste qu'elle veut devenir. Ces femmes-là,
on les entend, mais on ne les voit jamais.))
*